Chapitre 1
Paris 2048
Évangelyne et sa meilleure amie Léna partageaient un appartement, un modeste F3 dans un quartier du nouveau Paris. Comme beaucoup de villes, la capitale française avait malheureusement essuyé les dégâts du Grand Chaos. Elles vivaient toutes deux dans un petit immeuble de l’ancien Quartier latin, rasé en 2022 et reconstruit quelques années plus tard. Globalement, il ne restait pratiquement plus rien du Paris qu’avaient pu connaître leurs parents, seule l’île de la Cité avait survécu et quelques bâtiments anciens et lieux célèbres de par le monde tels que la Tour-Eiffel.
Même si le monde des humains avait complètement vacillé dans les années 20 de ce second millénaire, tout n’avait pas été négatif. Les reconstructions bénéficièrent du poids pris par les écologistes et les créatures plus proches de la nature, tous les monstres ne visaient pas à dévorer la chair douce des hommes et femmes de ce monde. Le nouveau Paris vit de petits immeubles respectant l’environnement sortir de terre, même si certains quartiers eux tenaient plus de ghettos et de taudis qu’autre chose, mais peu à peu ceux-ci étaient rasés pour être remplacés par des constructions comme celle où les deux jeunes femmes vivaient.
La terre avait été si polluée par la guerre que les survivants n’avaient guère eu le choix. S’ils désiraient vivre et espérer que les générations suivantes grandissent dans de meilleures conditions, beaucoup de choses durent être remises en question.
La bâtisse de deux étages faisait partie d’un ensemble agencé autour d’un parc verdoyant, fait de bois comme tous les nouveaux logements, elle offrait un nid douillet à ses habitants. On y trouvait tout ce dont on avait besoin à proximité, une école, une pharmacie, de petites échoppes et un tramway silencieux emmenait ses passagers dans toute la capitale. Plus personne n’osait entrer dans l’ancien métro devenu un endroit où grouillait une population que la lumière du jour blessait et avide de sang, de sexe ou encore de chair humaine. Une faune de marginaux hantait les lieux pour la plupart des toxicos aux bras piquetés de taches bleuâtres et aux yeux injectés de sang quand ce n’était pas le cou parsemé de traces de morsures… et de croûtes plus ou moins purulentes.
Les deux jeunes femmes âgées de vingt-huit ans venaient de Clermont-Ferrand où elles avaient grandi en espérant trouver un emploi une fois leurs études terminées. Leurs parents les aidèrent à s’installer, mais décrocher un travail s’avéra épineux. Dans ce monde tout était encore plus difficile, et si sous des dehors policés la ville paraissait plus humaine avec ce nouveau visage, la réalité était bien différente. Les hommes peinaient à subvenir à leurs besoins, les richesses avaient changé de mains. À moins d’accepter de travailler avec les monstres, il y avait peu de chances de décrocher un job de rêve. Les emplois de manutention s’étaient rapidement retrouvés entre les mains des démons, Minotaures et autres créatures à la musculature puissante avec qui aucun humain ne pouvait rivaliser. Évangelyne avait suivi un cursus linguistique et civilisation, la jeune femme blonde parlait plusieurs langues, dont le xénoide, le langage universel des monstres. Elle avait étudié les principales peuplades et connaissait globalement tout ce qui était à savoir des ethnies dominantes. Cela faisait déjà trois ans qu’elle tentait de décrocher un poste de relations publiques, mais elle ne parvenait qu’à trouver de petits boulots de quelques semaines parfois quelques mois.
Ce matin-là, un courrier du Bureau du Travail et de l’insertion, le BTI, était parmi ces emails. On lui ordonnait de venir à l’agence pour un entretien. À vrai dire, elle n’avait pas le choix. Son amie travaillait pour le Bureau des Relations Culturelles, le genre d’emploi qu’elle rêvait de se voir proposer, mais Léna possédait un atout dans sa manche. En effet, la jeune femme brune à la peau diaphane et à la beauté quasi surnaturelle était une hybride. Née après le viol de sa mère par un vampire, elle avait hérité de son père la beauté, mais pas de son appétit pour l’hémoglobine. Cependant, elle vouait une haine profonde pour l’engeance vampirique et détestait qu’on lui rappelle sa nature qu’elle jugeait monstrueuse.
— Fais voir ce qu’ils disent ?
Elle poussa d’un coup de hanche son amie et regarda sur l’écran l’annonce qu’on lui avait envoyée.
— Qu’en penses-tu Léna ?
— Pas grand-chose, ils n’en disent pas beaucoup, tu verras bien. À part tenue correcte exigée, et parler le xénoïde.
— Hum… j’en ai assez de tous ces petits boulots, j’ai toujours l’impression de vivre à tes crochets.
— Mais non, tu es ma meilleure amie, ma sœur de cœur, comment veux-tu que je pense ça de toi ?
Évangelyne soupira, ses yeux d’un noisette doré croisèrent les prunelles sombres de la dhampyr, et lui adressa un triste sourire.
— Si je ne prends pas ce poste, je vais tout perdre, je n’aurais plus d’allocations, plus d’assurance santé… qu’est-ce que je vais devenir ?
— Allez ! Bouge-toi les fesses, mets une belle robe, je vais te coiffer et te maquiller et tu vas aller me décrocher ce boulot. Je le sens bien lui affirma-t-elle en lui faisant un clin d’œil complice.
Après une douche rapide, la jeune humaine enfila une robe classique noire à la taille cintrée. Léna l’installa devant sa coiffeuse et remonta les cheveux de son amie dans un chignon compliqué fait de nattes dont elle avait le secret. Elle lui fit un maquillage discret qui mettait en valeur ses grands yeux noisette, puis elle lui noua un foulard de soie pêche autour du coup, pour ajouter un peu de gaieté à sa tenue austère.
— Tu es magnifique comme ça, on dirait une de ces actrices des vieux polards en noir et blanc que l’on voit encore.
Évangelyne n’était pas une de ces femmes brindilles, c’était une belle jeune femme au visage en cœur, à la bouche pulpeuse et aux formes bien féminines bien qu’elle enviait les courbes plus sinueuses de son amie… à la chevelure de jais, à la musculature fine et au corps sans défaut.
Elle se souvenait de leurs adolescences pas toujours faciles. Évangelyne un peu voluptueuse, mal dans sa peau et Léna à la sombre beauté que tous regardaient, mais qu’elle détestait, la jeune fille tentait de s’enlaidir en vain, elle avait lacéré ses bras, son corps, mais celui-ci guérissait toujours beaucoup trop vite et ne laissait aucune cicatrice. Son amie humaine l’avait sorti du caniveau où elle se complaisait et Léna n’avait jamais oublié que si elle n’avait pas fini comme ces « zombies » du métro c’était grâce à elle. Aujourd’hui, elle aurait fait n’importe quoi pour que sa colocataire soit heureuse. Toutes deux célibataires pour des raisons opposées, elles se soutenaient par monts et marées.
Juchée sur de hauts talons noirs, Évangelyne attrapa son manteau et son sac puis se dirigea vers la porte.
— Attends, je t’accompagne !
Les deux femmes sortirent par un froid glacial dans la rue et rejoignirent la station de tramway peu fréquentée en ce début d’après-midi. C’était avec plaisir qu’elles entrèrent à l’intérieur du wagon climatisé, elles prirent place dans de confortables sièges et regardèrent défiler les rues parisiennes. Le ciel blanc et lourd annonçait la venue de la neige, bientôt l’ancienne Ville lumière serait recouverte d’un manteau immaculé. Elles observaient pour la énième fois les nouveaux quartiers puis passèrent celui de la zone 13. Celui-ci était devenu un ghetto une dizaine d’années plus tôt, habité la plupart du temps par des rescapés infectés par les armes que les humains avaient utilisées lors des affrontements. Le tramway ne s’arrêtait jamais dans ces lieux, protégé par un tunnel opaque, une fois le secteur passé, il revenait à l’air libre et traversait la Seine en direction de l’ancien Bercy où se situait le BTI.
Une nouvelle gare s’y trouvait, l’ancienne ayant été entièrement rasée. Le quartier de bureaux était si différent de la zone d’habitations où vivaient les deux jeunes femmes avec ses tours de métal froids et sinistres. Léna s’installa dans un des rares bars et commanda un café pendant qu’Évangelyne se rendait à son entretien. L’humaine pénétra dans le bâtiment officiel, une hôtesse souriante lui apprit qu’une conseillère viendrait la chercher. En attendant, elle s’assit sur un de ces sièges de plastiques durs et inconfortables où l’on ne risquait pas de s’endormir. L’humaine n’aimait pas ces lieux tristes où tout était en nuances de gris. Elle patienta quelques minutes, et une femme assez grande, vêtue d’un tailleur en harmonie avec les murs, les cheveux coupés au carré dont pas un seul cheveu ne dépassait l’invita à la suivre à l’étage supérieur. Un gigantesque escalier donnait sur un hall entouré de bureaux, de salles où se déroulaient des entretiens, des séances d’information… Madame carré-impeccable ouvrit une des portes et s’effaça afin qu’elle entre dans une pièce toujours aussi triste, c’était à croire que les décorateurs avaient eu des réductions sur la peinture grise. Derrière un bureau se trouvait un homme qui l’accueillit dans un anglais parfait puis passa d’une langue à l’autre pour l’inviter à s’asseoir et l’interrogea sur son cursus puis il revint au français de la même manière.
Un peu décontenancée au départ, Évangelyne n’hésita pas longtemps et répondit à ses questions. L’individu face à elle était un homme dont elle n’aurait pas su dire l’âge avec certitude, mais une chose de certaines, il n’avait pas dépassé la quarantaine. Quand il avait levé les yeux vers elle après l’avoir invité à s’asseoir face à lui sur une chaise toujours aussi inconfortable, la jeune femme ne put s’empêcher de réprimer un frisson. Un visage anguleux, mais pas dénué de charme, à la mâchoire carrée, entouré de cheveux sombres et légèrement bouclés descendant un peu dans son cou lui faisait face, mais ce qui la mettait mal à l’aise c’était ce regard d’un bleu pale et glacial, pas un sourire ne venait adoucir ces traits durs. Esthétiquement, l’individu qui ne s’était pas nommé était parfait, mais rien dans son attitude ne donnait envie ne serait ce que de lui demander sa route.
Évangelyne réprima un frisson, mais ne put s’empêcher de refermer les pans de son manteau sur sa poitrine tant il lui semblait que son interlocuteur refroidissait à lui seul les bureaux peu chauffés. Une belle voix grave, mais au ton sec et tranchant s’adressait à elle dans un français sans accent.
— Que connaissez-vous des êtres venus par les failles ?
La blonde qui le dévisageait timidement lui répondit ce qu’elle en avait appris pendant ses études de civilisations xénoides. Il l’écouta et la coupa brusquement au bout de quelques instants.
— Bref, vous ne savez rien ! Avez-vous seulement déjà rencontré l’un d’eux ?
Elle s’enfonça comme elle put dans son siège, Madame carré-impeccable écoutait sans sourciller, parfois elle hochait la tête.
— Euh… ma… meilleure amie… est une dhampyr…, parvint-elle à articuler.
— Hum… gronda-t-il. Donc vous ne savez pas faire la différence entre un humain et un vampire si je comprends bien ? Que faites-vous ici ? Vous me faites perdre mon temps !
Évangelyne resta clouée sur sa chaise, elle n’avait qu’une envie s’enfuir et pleurer sur l’épaule de Léna. L’homme se retourna vers la femme et s’adressa à elle d’un ton encore plus dur.
— C’est tout ce que vous avez à me proposer ? Vous servez à quoi ici ?
Madame carré-impeccable perdit de sa superbe et bafouilla des excuses. Elle s’apprêtait à faire sortir cette jeune humaine quand il l’arrêta d’un geste brusque.
— Est-ce que je vous ai dit de partir ?
— Euh… non…
— Alors qu’est ce que vous attendez ? Asseyez-vous au lieu de rester là planter comme une cruche !
Elle s’empressa de se rasseoir, les mains tremblantes. Il ne faisait rien pour la mettre à l’aise, en réalité, il n’en avait rien à faire, ce n’était pas son problème. Il aurait pu user de son charme, la séduire, mais ce n’était pas dans ses habitudes d’agir ainsi avec une humaine.
Le mufle en face d’elle sembla l’observer en profondeur et la jeune blonde eut la sensation qu’il fouillait au plus profond d’elle. Ce regard pâle et intense la fascinait autant qu’il la terrifiait. Elle ne bougeait plus sur sa chaise, les yeux fixés sur ceux de cet homme, il lui parut qu’elle ne pouvait plus s’en détacher, ses lèvres se mirent à trembler imperceptiblement et elle avait froid, si froid.
— Bon, parlez-moi un peu de vous, avez-vous une famille, un compagnon, des enfants, des amis.
— Non, je… Évangelyne était au bord des larmes.
— Non, quoi ? Vous êtes orpheline, célibataire et sans enfants ni amis ?
— Mes parents vivent à Clermont-Ferrand et je suis fille unique. Je ne suis pas marié et je vis avec ma meilleure amie en collocation.
— Un fiancé peut-être ? demanda-t-il.
— Euh non plus.
— Ah, fit-il en arquant un de ses fins sourcils noirs. Vous cohabitez avec la dhampyr ?
— Oui, acquiesça la jeune femme qui lui faisait face. Une jeune femme fort jolie d’ailleurs avec un visage en cœur, une bouche pulpeuse, un teint de rose et de beaux cheveux blonds dorés qui accrochaient la lumière. Il craignait qu’elle soit trop tendre pour l’emploi qu’il avait à lui proposer, trop innocente et sans doute un aimant à emmerdes. Cependant ses compétences pouvaient être un atout, elle avait pris une option d’initiation à l’archéologie xénoïde pendant ses études et cela pourrait s’avérer intéressant. Il hésitait à l’embaucher.
— Écoutez mademoiselle Dupuis, je ne puis vous donner une réponse aujourd’hui, je vais réfléchir à votre postulat. L’agence reprendra contact avec vous le cas échéant.
Il se leva lui signifiant que l’entretien était terminé et lui tendit la main qu’elle saisit sans réfléchir et fut surprise de la sentir tiède alors qu’elle s’imaginait que ce contact serait aussi glacial que son attitude. Elle ne se retourna pas en sortant et dévala les marches le plus vite possible avant de quitter les lieux et de retrouver Léna tranquillement installée près de la baie vitrée devant un café.
Quand l’amie de la dhampyr prit place en face d’elle, elle tremblait encore et ne put retenir ses larmes après que la serveuse lui eut apporté un chocolat fumant à la petite odeur de cannelle. Léna poussa vers elle une panière de croissants et lui tendit un mouchoir de papier. Elle fronça des sourcils et serra la main posée sur la table dans la sienne d’un geste plein d’affection.
— Hé bien, on dirait que ça, c’est mal passé. Ne t’inquiète pas tu trouveras autre chose.
— Oh si tu l’avais vu, cet homme était si odieux, si glacial. Je ne sais pas ce qu’il est, mais je te jure, il fout les chocottes.
— Allez raconte-moi tout !
Évangelyne renifla et narra sa rencontre avec ce potentiel employeur qui ne s’était même pas présenté, lui avait posé une foule de questions, mais ne lui avait pas dit ce qu’il attendait d’elle. La seule chose qu’elle savait, c’était qu’il cherchait une assistante, mais une assistante en quoi et pourquoi elle l’ignorait encore.
— J’ai cru mourir sur place. Tu en as déjà rencontré des « monstres » ? demanda-t-elle à son amie et repensant qu’elle était une hybride, elle posa une main sur sa bouche en s’imaginant avoir gaffé.
— Probablement, tu sais ils n’ont pas tous, un aspect hideux. Regarde tous ces vampires, ces faeries que l’on voit à la télé, ils n’ont pas l’air si terribles et pourtant regarde ce que mon père a fait à ma mère… tu sais bien que tu peux leur donner tous les noms que tu voudras, ils seront toujours des monstres. Si ça ne tenait qu’à moi, je les éradiquerais tous. Vois ce qu’ils ont fait de notre monde. Nous sommes quoi pour eux ? De vulgaires animaux tout juste bons à être consommés pour assouvir leurs faims. Il ne se passe pas un jour sans que l’on parle d’eux. Les humains semblent ne plus avoir aucun intérêt.
— Oui… soupira Évangelyne en se demandant ce que pouvait être l’homme de son rendez-vous. Peut-être était-il humain peut-être pas. D’un autre côté, ce sont les nôtres qui nous ont mis dans cette merde.
— Ce n’est pas faux… Ah si on pouvait remonter le temps… et casser ces saloperies d’ordinateurs et lobotomiser ces maudits physiciens qui ont joué avec notre avenir.
Sur ces mots, les deux amies rentrèrent à leur domicile tandis que les premiers flocons tombaient dru.
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