Ce jour, Neïla fêtait ses vingt ans. C’était sans doute le plus beau jour depuis bien des années.Tous lui souriaient, l’effroi d’il y avait quelques années semblait oublié. À l’occasion de cette grande fête, les convives avaient revêtu leurs plus beaux atours. La jeune princesse avait troqué ses vêtements de dragonnier pour une robe de soie d’Abylon, la meilleure que l’on puisse trouver sur Nylos, un tissu d’une rare finesse, légèrement satiné aux reflets moirés. Le vêtement noir était rehaussé de broderies et de pierreries dans tous les tons de mauve jusqu’au violet le plus soutenu. Ses cheveux de jais aux reflets pourpres étaient remontés en un chignon tressé serti de perles mauves de la même couleur que ses yeux. Quand elle s’était regardée dans le grand miroir que sa belle-mère lui avait offert pour ses seize ans, la voix de Nidhügg lui était parvenue. Surprise et ravie d’entendre la voix de l’immense dragon noir qui depuis sept longues années avait choisi de demeurer silencieux en dehors des trop rares moments où ils étaient seuls.

Tu es magnifique! On ne regardera que toi aujourd’hui !

Merci. Je suis si contente de t’entendre pourquoi tout ce silence ?

Chut! Personne ne doit savoir…

La jeune fille suivit de Savin, un de ses meilleurs amis sorcier, allaient d’un invité à l’autre. Alissandre, son cousin, la prit dans ses bras et lui murmura à l’oreille :

— Alors cousine, la petite fille espiègle est devenue une femme… j‘espère que je serai ton témoin… et que tu ne m’oublieras jamais.

Neïla fronça les sourcils, mécontente de la taquinerie du jeune homme qui savait pourtant que Savin n’était qu’un ami. Celui qui faisait battre son cœur et ne semblait rien vouloir deviner c’était pourtant bien lui, Alissandre son cousin qu’elle aimait depuis des années.

Elle était sur le point de lui répondre quand un grondement sourd, lointain raisonna, s’amplifia au point de devenir assourdissant. L’ensemble des convives, surpris et inquiets s’étaient tus, jetant de ci et delà des regards interrogateurs. Tout le monde se demandait d’où venait ce bruit soudain. L’air brasilla. L’atmosphère s’altéra, l’ombre sembla avoir absorbé la lumière puis une lueur violette apparue, ténue et de plus en plus vive. Tous observaient le phénomène sans comprendre de quoi il en retournait, ils reculèrent à l’apparition de choses dont ils n’auraient su dire qu’elles étaient leur nature. Même le sol se transforma en une substance écailleuse noirâtre parsemée de formes minérales sombres rappelant de grandes épines, un rayon éblouissant frappa le sol et une forme tentaculaire se matérialisa vers le plafond de la salle de réception. Un mélange d’odeurs de souffre, de fleurs fanées, métallique et de moisissures s’éleva dans l’air.

Les gardes tirèrent leurs épées, entourèrent les princesses et Alissandre, prêts à défendre la vie des filles du roi et de tous les invités. Neïla ressentait la peur presque palpable des convives demeurés statufiés par leur terreur. Quant à elle, elle laissa échapper son verre qui vint se briser sur le parquet lustré, puis serra la main de Savin si fort qu’il grimaça de douleur. Des fumerolles s’élevèrent, l’air brasilla de nouveau, sembla s’épaissir et quand il revint à la normale, un groupe d’individus se tenait au milieu de ces choses grouillantes. Les gardes du roi voulurent intervenir, mais un geste du monarque les arrêta net. Les invités fixaient les nouveaux venus dans un mélange d’épouvante et de curiosité. Seuls les plus âgés reconnurent les importuns. Le roi lui savait, il mit donc un pied à terre et salua l’individu aux cheveux blancs et à la haute stature qui marchait vers eux. Tous ses sujets l’imitèrent sans vraiment savoir pourquoi.

— Majesté ! salua le roi.

L’empereur-mage comprirent-ils. Les impériaux… Personne ne les avait vus depuis des générations, des siècles même, à tel point qu’il circulait certaines légendes à leurs propos que l’on racontait parfois aux enfants pas sages. Tous connaissaient ces histoires. Neïla vit son peuple éprouver le même effroi que lorsque son dragon-zélotte avait pointé le bout de son nez noir. Elle sentait la puissance magique de l’empereur-mage, un pouvoir sombre, violent. Il lui semblait que sa magie fourmillait à la surface de sa peau, elle réprima un long frisson.

L’empereur leur ordonna de se relever, la princesse put donc tout à loisir observer ces inconnus. Vêtus de cuir noir et de métal sous d’épaisses capes, les cheveux couleurs de neige et d’étranges iris pâles cerclés d’écarlate. Une peau laiteuse et des mains aux ongles si longs qu’ils lui faisaient penser à des griffes. Cependant l’un d’entre eux attira son attention, la silhouette entièrement dissimulée sous une longue cape et une large capuche ne laissait deviner que de rares mèches d’un argent pâle, du reste elle ne devinait rien. L’individu dépassait d’au moins une demi-tête la plupart des nouveaux arrivants et tous se tenaient un peu à l’écart.

— Que puis-je pour vous satisfaire? demanda le roi de Nylos.

— Des femelles ! Nous avons besoin de vos femmes.

C’était donc vrai? Parmi les légendes qui courraient l’une d’elles affirmait que les impériaux volaient les femmes sur les planètes qu’ils visitaient… ou pillaient, ils les emmenaient et plus jamais personne ne les revoyait.

Un des impériaux observait Neïla depuis leur arrivée, il ne la quittait pas des yeux. La plus haute silhouette se détacha, le visage entièrement dissimulé par sa capuche et un masque, les mains cachées sous des gants de la même matière que ses vêtements. Rien ne semblait filtrer de cette haute silhouette noire, presque une ombre. Et même lorsqu’il s’approcha de quelques pas, Neïla ne put rien deviner de cet être.

C’était donc elle que sa mère, la Sorcière Rouge, avait choisi, il y avait des années. Il se souvenait de ce nouveau-né d’à peine quelques heures auquel sa mère, l’impératrice, et Sorania, l’épouse d’Adhrogan, l’avait lié tandis qu’il n’était qu’un enfant. Lorsqu’ils étaient rentrés de ce voyage non officiel, sa mère lui avait dit :

— Varad, mon fils, cette princesse dragon née au sein du royaume de Nylos, je veux que tu l’épouses! Dans vingt années tu iras la chercher, le jour de son anniversaire. Garde le secret, ne dis jamais que tu es lié à elle, à personne! Même pas à ton père !

Varad, son fils aîné lui avait juré de répondre à sa dernière requête quelques années plus tard quand sa mère s’apprêtait à rendre son dernier souffle. Le jeune héritier âgé alors de dix-sept ans avait accompagné sa mère dans sa dernière retraite et avait attendu le moment propice.

Aujourd’hui, il était là face à celle que leurs mères lui avaient destinée.

L’être s’avança. Le pouvoir percuta Neïla de plein fouet, elle le ressentit jusque dans ses entrailles avec la sensation que ses cheveux s’étaient dressés sur son crâne. Elle peina à réprimer un frisson. Le pouvoir sourdait de cet être plus fort encore que celui de l’empereur-mage. Pourtant personne ne sembla le remarquer. La jeune femme recula subrepticement, la main de Savin serra la sienne un bref instant avant de la lâcher avec la sensation que sa peau le brûlait, pourtant elle était intacte.

Une voix gutturale aux accents brutaux retentit alors quand il pointa un doigt agressif vers la princesse.

— Neïla ! Elle, elle sera la mienne.

— Soit, ajouta l’empereur et celle-ci sera… dit l’empereur en désignant Aëlis.

— Elle sera pour mon frère !

— Bien ! Si ça t’amuse ! rétorqua son père.

— Non ! Elle n’a que seize ans! protesta Neïla en se jetant devant sa petite sœur.

— Comment oses-tu! s’insurgea l’empereur prêt à frapper, le bras levé.

— Père… Un geste de son fils lui rappela qu’il acceptait de répondre à sa requête, qu’il avait fait son choix avant même de partir de la planète impériale. Varad avait beaucoup insisté pour venir sur ce monde presque oublié. Après tout lui-même avait choisi la Sorcière Rouge, la mère de sa progéniture.

Qu’on emmène aussi celle-ci ordonna l’Empereur en montrant Saura, la cousine des deux princesses-dragon. Le cœur du roi de Nylos se déchira à cet instant, sa plus jeune fille venait de lui être volée, sa nièce préférée… et sa cadette qu’il avait rejetée pendant toutes ces années. En cet instant, ils vivaient tous les derniers moments ensemble, alors il rassembla son courage et osa demander à l’empereur.

— Majesté, permettez que l’on organise la cérémonie dans mon palais…

L’empereur se retourna vers ce roitelet d’un mouvement brusque, le regard assassin. Le père de Neïla sentit une force immatérielle lui enserrer la gorge, il tomba à genoux, ses mains sur son cou, il étouffait et sentait son heure arriver quand pour la seconde fois l’héritier intervint.

Tous observaient la scène, horrifiés, personne ne réagissait à l’exception d’Alissandre que son père peinait à retenir et lui murmurait de rester tranquille s’il voulait vivre!

— Ce pourrait être une bonne chose, cela pourrait renforcer notre position. Je souhaiterais rester sur Nylos quelque temps. Bientôt, je vais vous succéder. Je voudrais connaître ce peuple si particulier.

L’empereur haussa les épaules en se disant pourquoi pas et relâcha la pression étouffant le roi de ce monde insignifiant. Après tout les nombreuses guerres avaient affaibli sa position, tous ses sujets semblaient le voir comme un monstre, mais tous en avaient peur. Il réfléchit quelques instants et approuva.

— Bien tu resteras ici le temps d’un cycle lunaire et organisez donc ces noces !

L’air brasilla à nouveau, ces choses rampantes s’animèrent encore une fois et l’empereur, son fils et leur garde disparurent aux yeux des Nylosiens.

Personne n’osa bouger de peur de tomber foudroyé puis ils sortirent peu à peu de leur torpeur.

****

Vingt ans plus tôt

La sorcière rouge et son fils aîné, Varad, étaient venus rendre visite en toute amitié à la meilleure amie de celle-ci la reine Sorania, épouse du roi Adhrogan de Nylos, sur le point d’accoucher de sa seconde fille. Elle avait dû user de biens des subterfuges, de ses charmes pour convaincre l’empereur de venir seule en visite informelle sur cette planète. Les deux amies désiraient lier leurs enfants, elles auraient pu choisir la fille aînée de la souveraine nylosienne, mais leur choix s’était fixé sur la cadette dont Sorania était persuadée qu’elle serait hors du commun, une grande mage prétendait-elle et la femme de l’empereur le pressentait aussi. Elle n’imaginait pas son fils avec Fina. Les deux femmes s’étaient mise d’accord dès le début de la grossesse, cependant tout allait mal. L’accouchement s’avérait difficile, une fois Neïla née, il était certain que sa mère ne lui survivrait pas. Alors qu’il ne lui restait que quelques heures à vivre, elle fit demander son amie et son fils ainsi que son bébé.

— Nous… devons les lier mon… amie. Il le faut ! exigea Sorania d’une voix faible.

La sorcière rouge fit un signe affirmatif de la tête pendant qu’elle serait la main de la mourante, les larmes aux yeux.

— Je m’en occupe.

L’impératrice sortit un poignard d’un fin étui ceint à sa taille, prit son fils par la main et l’emmena près du berceau de bois poli où le nouveau-né dormait. Elle s’accroupit face au garçon qui n’avait pas encore huit ans et lui expliqua ce qu’elle allait faire et les raisons de son geste.

— Ça va faire mal ? demanda le petit Varad.

— Non tu n’as rien à craindre.

La sorcière rouge commença une incantation dessina une rune sur le front de son fils puis sur celui de la petite Neïla qui venait d’ouvrir les yeux. Elle se pencha sur son fils, lui prit de nouveau la main et entailla légèrement la paume, prit le bébé dans ses bras, se mit au niveau de son enfant et piqua le talon où quelques gouttes de sang perlèrent.

— Pause ta main.

Varad tendit le bras et déposa sa paume sur la plaie, leur sang se mélangea alors que les deux femmes murmuraient la fin du sort. La mère du prince déposa la petite fille dans les bras de Sorania afin qu’elle console sa fille mécontente de s’être fait piquer le pied. Quand elle se retourna, Varad léchait le sang encore frais dans le creux de sa petite main. Elle n’entendit que la fin de ce qu’il marmonnait mais une chose de certaine, elle l’entendit prononcer le prénom de la fillette.

Lorsque la petite princesse retourna dans son berceau, à peine quelques minutes avant que sa mère ne meurt personne ne vit ce que Varad fit, il s’entailla la paume à nouveau de son propre poignard et déposa quelques goûtes de son sang sur les lèvres charnues du bébé, il piqua la petite main potelée et passa sa langue sur la minuscule plaie. La petite princesse ne dit rien et sembla l’observer les yeux grands ouverts. Une forme noire se dessina sur les mains des deux enfants et disparus presque aussitôt.

Le lien qu’il venait se créer, personne ne pourrait le défaire seul la mort et cela n’était même pas certain pourrait les séparer.


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