Afin de vous faire découvrir la version finale de ce premier tome de Children of Styx, mon roman contemporain en deux parties, je vous propose le prologue et les deux premiers chapitres de Intimidation.

En espérant que ceux-ci vous donneront envie de lire la suite.
Je vous invite à laisser un petit commentaire, un auteur est toujours content d’avoir des retours à propos de ce qu’il ou elle écrit.

Si vous préférez le lire en pdf, vous pouvez également télécharger cet extrait.

Prologue

Montluçon, avant-dernier samedi d’août

L’esplanade du château des Bourbon était noire de monde. Ce soir-là, c’était le dernier concert de la saison estivale, et les Children of Styx, un groupe local de metal jouait. Les musiciens connaissaient une certaine notoriété dans l’agglomération montluçonnaise malgré leur jeune âge. Les cours allaient bientôt reprendre, et leur prochaine prestation n’était prévue que pour Halloween.

Une foule de personnes de tous âges venait les écouter et, parmi eux, une jeune femme aux traits fins, la vingtaine, de longs cheveux argentés aux pointes presque blanches, attendait avec impatience l’apparition de celui qui faisait battre son cœur : Stan, le chanteur. D’aucuns auraient dit que c’était une belle jeune fille.

Justine se tenait un peu à l’écart, assise sur le mur d’enceinte, elle ignorait le public qui s’était mis à scander le nom du vocaliste. La jeune groupie attendait fébrilement, et plus les secondes passaient, plus elle se sentait excitée. Elle murmura son nom tel un soupir quand les projecteurs trouèrent la pénombre et que cinq silhouettes apparurent. La haute stature de l’aîné des frères Jarosz se détacha, sa guitare en bandoulière. Un spot rouge éclaira le cadet dissimulé sous une cape noire qu’il laissa choir sur le plancher, tandis qu’il se relevait et attrapait le micro qui lui faisait face. Une clameur s’éleva. Une rangée d’adolescentes au pied de la scène érigée la veille s’égosillait, chacune dévorait du regard le jeune homme à la longue chevelure de jais dont la voix faisait vibrer le public. L’artiste avait l’art et la manière de mettre de l’ambiance. Iwan, à la guitare, ne pouvait s’empêcher d’esquisser un léger sourire en découvrant ce parterre de femelles en chaleur prêtes à écarter les cuisses dès que son frère jetait un œil sur l’une d’entre elles. Il était certain qu’une fois de plus, ce soir, une de ces groupies finirait entre ses bras. Son regard balaya l’esplanade éclairée par les nombreux spots, il repéra Justine, juchée pas bien loin sur le muret, nimbée par la lueur bleue d’un des projecteurs. Son sourire se figea, il se détourna en espérant que Stan ne la verrait pas.

Ils enchaînèrent les morceaux endiablés à une allure folle. Stan et tous les musiciens s’éclataient, jamais il n’y avait eu tant de monde lors de leurs précédentes prestations. À cet instant, le jeune chanteur ne pensait qu’à la musique. Il parcourait la scène, invectivait la foule. À ce moment-là, il n’était plus cet adolescent charmeur de dix-sept ans, mais seulement cet artiste dont le rêve de devenir une rock-star hantait l’existence. Il se sentait parfaitement à sa place face au public, sa voix puissante, capable de monter tant dans les aigus que de descendre dans les tons les plus graves, faisait chavirer ses fans. Stan, malgré son jeune âge, à force de travail, savait en user, tout comme il profitait du charisme qui émanait de sa personne. Il avait sur scène une présence indéniable.

Justine le dévorait du regard. Le moindre geste, le moindre sourire de l’artiste, elle s’imaginait qu’il les lui adressait à elle seule. La jeune femme braqua son appareil photo vers la scène et mitrailla le groupe, enfin, plus exactement, l’objet unique de ses pensées. Elle ne cessa ses prises que lorsque l’APN l’avertit que sa carte mémoire était pleine. Sans doute certains de ses clichés iraient-ils rejoindre ceux qui tapissaient déjà sa chambre. La jeune fille avait développé un talent certain pour la photo, son sujet principal étant Stan, qu’elle avait pris sous toutes les coutures quand ils étaient ensemble, mais surtout à son insu. Le cœur de la groupie battait à cent à l’heure, excitée par l’ambiance et les souvenirs qui l’assaillaient. L’évocation de leurs étreintes passées illumina son visage d’un sourire radieux. La sueur perla sur ses tempes, mélange d’émotion et de transpiration. Elle aurait tant aimé pouvoir l’approcher de nouveau, le toucher, sentir ses mains sur elle, sa bouche, son corps. Justine quitta son perchoir et s’avança vers la scène ; la fin du concert s’annonçait.

Les Children of Styx entamèrent une ultime chanson après avoir été rappelés par les spectateurs. Quand les dernières notes se turent, face à la foule, Stan envoya des baisers aux filles au pied de l’estrade. Les spots s’éteignirent et les musiciens descendirent de scène, posèrent leurs instruments dans la camionnette de la société de monsieur Jarosz. Une troupe d’une dizaine d’adolescentes et de jeunes adultes attendaient fébrilement que les jeunes prodiges sortent de l’ombre. Iwan, protecteur, serrait son frère, prêt à intervenir en cas de problème. Il scruta du regard le groupe et s’assura que Justine ne s’y trouvait pas. Il ne la vit pas et, rassuré, il laissa les fans approcher de Stan.

— Un autographe ! Une photo ? Oh, dis oui, s’il te plaît, insista une pimpante rousse en mini short et t-shirt noir.

Iwan signa et posa de bon gré, puis annonça aux jeunes qu’ils se rendaient tous en boîte d’ici une heure ou deux, le temps de se doucher et de se changer. Ils dédicacèrent toutes les feuilles qu’on leur tendait, acceptèrent, ravis de poser, puis Iwan, le leader, déclara qu’ils devaient partir, mais lança un « À bientôt » à l’assemblée, parfaitement certain qu’ils les retrouveraient à la discothèque d’ici peu de temps.

— Moi, je rentre, je suis naze, signifia Thomas, le batteur.

— Tu ne vas pas nous faire ce coup-là !

— Si, Stan, j’en peux plus, on se revoit lundi ?

— OK, ça marche, mec.

Les deux musiciens s’en tapèrent cinq, et Thomas s’engouffra dans la voiture de ses parents.

Les deux Jarosz partirent vers la villa familiale, prirent une bonne douche avant de se changer et se préparer pour aller en boîte. Stan vérifia une nouvelle fois qu’il avait bien des préservatifs dans les poches arrière de son jean noir. Il enfila par-dessus sa chemise grenat un gilet de cuir sombre sans manches. Il passa une longue main fine dans sa chevelure de jais bouclée, puis la secoua avant de refermer la porte de sa chambre et descendit au salon rejoindre son frère aîné. Iwan était aussi blond que son frère avait les cheveux noirs, cependant, on ne pouvait manquer leur lien de parenté. Tous deux possédaient les iris gris bleu de leur père et sa stature, même si le cadet était un peu plus petit et un peu plus fin. Il avait hérité du charme latin de leur mère, et Iwan du côté slave paternel, malgré tout, il y avait un incontestable air de famille entre eux.

— Ça y est, t’es prêt ?

— Ouais, j’ai les munitions !

Iwan ne put s’empêcher de sourire à cette évocation. Les deux jeunes hommes montèrent dans la Clio verte et partirent pour le centre-ville où se trouvait la discothèque. Sur le parking, ils retrouvèrent Jordan et Amélie ainsi que le reste de leurs potes, dont Pauline, une fille à la crinière fuchsia et au look indéniablement gothique. Leur arrivée ne demeura pas inaperçue, une partie des jeunes gens présents à la soirée avait participé au concert. Un certain nombre d’entre eux sortit leur smartphone et les prit en photo. Les musiciens jouaient le jeu, ravis d’être le centre de l’attention. Quelques jeunes filles et jeunes femmes ne quittaient pas du regard les deux frères. Après quelques verres, quelques danses, chacun quitta la discothèque, une fille au bras. En tant qu’habitués des lieux, le videur leur souhaita une bonne soirée, un petit sourire de connivence aux lèvres. La boîte située non loin des rives du Cher et de la zone commerciale offrait l’embarras du choix pour trouver un coin tranquille. Stan et sa copine d’un soir filèrent vers les berges, ils repérèrent un endroit un peu éloigné et s’étendirent dans l’herbe rase. Le chanteur était un habitué des lieux à la belle saison. Comme à l’accoutumée, il prit son temps, embrassa doucement son amante d’un soir, caressa les cuisses dénudées, passa ses mains sous le crop-top bleu. Ravie d’être l’objet de l’attention de l’artiste, sa groupie se laissa faire avec grand plaisir. Elle ne vit pas le temps filer pendant qu’ils échangeaient de longues caresses et s’adonnaient au plaisir. Stan glissa son préservatif usagé dans une petite poche qu’il avait toujours sur lui avant de la jeter dans une des poubelles près du centre Athanor. Ils revinrent dans la boîte et constatèrent qu’Iwan s’était aussi absenté en charmante compagnie. Les deux frères passèrent donc la soirée avec leur coup d’un soir, puis rentrèrent au petit matin.

****

En cette fin août, la famille Nguyễn Văn Lô rejoignit Paul, déjà installé dans leur nouvelle demeure depuis le début de l’été. C’était avec un brin de nostalgie que Lan Anh abandonnait son bel appartement parisien pour une grande villa, lui avait certifié son mari.

— Tu verras, on aura un grand jardin avec piscine pour moins de la moitié du prix de cet appart, et les enfants y seront très bien.

Lesdits enfants étaient en réalité deux adolescents : Mathias, âgé de dix-sept ans, et Sophie, sa cadette d’un an. Paul Nguyễn, ingénieur en robotique, avait décroché une proposition qu’il ne pouvait refuser, d’autant plus qu’il aspirait à quitter Paris à la première occasion et revenir dans la région qui avait accueilli ses grands-parents et ses parents, alors qu’ils n’étaient encore que de jeunes enfants. Ce déménagement était pour lui comme un retour aux sources.

Il n’avait jamais imaginé qu’il s’installerait avec les siens à Montluçon, une ville moyenne d’Auvergne, à quelques kilomètres d’un des villages où bon nombre d’Asiatiques furent rapatriés à la fin de la guerre d’Indochine. Ses grands-parents étaient arrivés à Noyant en plein hiver 1956 par des températures glaciales avec leurs jeunes enfants. Le père de Paul avait alors une douzaine d’années. Souvent, il lui avait raconté leur venue dans ces anciens corons où les familles aux nombreux enfants s’entassaient dans un petit deux-pièces-cuisine sans sanitaires ni eau courante.

Que de chemin parcouru pour ce petit fils d’exilé ! Paul était fier de ses origines, de ces gens qui avaient tout perdu et avaient dû se battre pour que leur fils, puis leur petit-fils puissent avoir une vie meilleure.

Paul s’était résolu à quitter Paris à la première occasion pour ses enfants, pour Mathias surtout. Son fils lui causait en effet bien du souci, tandis que Sophie était une élève studieuse. Il était certain que cette nouvelle vie leur serait profitable à tous, moins de stress et un cadre de vie plus agréable. Quand la société I.C.R.C1 avait décidé de s’installer dans la ville auvergnate, il avait sauté sur l’occasion qu’elle lui avait offerte. Un de ses chasseurs de têtes l’avait contacté avec un contrat plus qu’alléchant, et il y vit un clin d’œil du destin. Soixante et un ans plus tard, Paul et les siens posaient donc leurs valises à Montluçon.

Chapitre 1

Lorsque Justine poussa la porte de sa chambre, elle retrouva son univers. La pièce, quoique pas bien grande, était son refuge, son lit à une seule place occupait la cloison face à la fenêtre, une armoire à deux battants, une commode et un petit bureau de bois laqué de blanc en étaient les seuls meubles. On n’apercevait presque plus la tapisserie grise aux petites fleurs roses sous le nombre de photos recouvrant les murs. Des clichés où l’on ne voyait que Stan en concert avaient remplacé les plus anciennes prises ou celles qui lui plaisaient le moins. Justine avait gardé à l’abri de tous regards les tirages qu’elle avait faits à l’époque où elle sortait avec Stan. Deux nus du jeune homme décoraient la face interne des portes de son armoire. Lorsqu’elle était allongée, elle laissait l’un des panneaux ouvert et pouvait ainsi contempler l’une de ses photos cachées. Sur la tablette qui lui servait de table de nuit, un portrait encadré du chanteur semblait la regarder. Stan était partout, jusque sur son ordinateur, en page d’accueil, sur son bureau, et même sur l’écran de son smartphone.

La jeune femme, du même âge qu’Iwan, était ravie : elle venait de recevoir l’aval de l’académie, elle pouvait refaire sa seconde année de préparatoire et, la veille, ses parents lui avaient donné les clés d’un petit T2 qu’ils lui avaient loué dans le centre-ville. Justine adorait la vieille cité médiévale et habiter dans l’une de ces bâtisses du Moyen Âge l’enchantait. Il lui tardait d’emménager, d’avoir son chez-elle, même si elle devait compter sur les largesses parentales pour vivre.

****

Fin août

Une fois les valises rangées dans le coffre, Pussy dans sa cage, Lan Anh et ses enfants s’engouffrèrent dans la Juke, laissant Paris derrière eux. Mathias boudait à l’arrière, mécontent de quitter la capitale, ses potes, les soirées. Les écouteurs sur les oreilles, il regardait les rues défiler, puis le périf et, pour finir l’autoroute, pendant que Sophie, un peu inquiète, posait de multiples questions à sa mère. La jeune fille entrait en seconde et laissait sa meilleure amie, celle avec qui elle avait tout partagé depuis la maternelle. Élodie lui avait promis la veille encore de l’appeler tous les jours, et Paris n’était pas si loin. Trois heures de train ou de voiture, et l’affaire était faite.

— Tu crois que ce nouveau lycée sera bien, que je vais m’y faire des copines ? Tu crois que je ne vais pas me faire regarder de travers ?

— Mais, ma chérie, Montluçon est une ville assez grande, tu rencontreras plein de gens, tout comme tu l’aurais fait à Paris, si nous y étions restés… Tu aurais aussi changé d’école à cette rentrée, tu n’es plus une petite fille.

Mathias poussa un long soupir agacé, ôta ses écouteurs.

— Qu’est-ce qu’elle a, la naine, à pleurnicher ?

— Mathias ! Sois un peu gentil avec ta sœur !

— Oui, Maman…

Il replaça l’appareil sur ses oreilles et se coupa de tout.

— Pourquoi on n’est pas resté ? insista Sophie.

— On a déjà eu cette discussion des dizaines de fois… Ton père a décroché un nouveau poste très intéressant et… on ne voulait pas rester. De toute façon, on aurait quitté la ville. L’opportunité s’est présentée, voilà tout.

— Oui, mais regarde Mathias, il repique sa terminale dans un nouveau lycée… Il aurait pu rester, devenir interne, vous auriez pu lui prendre un studio…

— Non ! Cela est hors de question, et tu sais parfaitement pourquoi. Une nouvelle année loin de ses fameux copains ne pourra que lui être profitable… Si nous étions restés, va savoir où nous l’aurions retrouvé et dans quel état.

— Maman, que vais-je faire sans Élodie ?

— Élodie par-ci, Élodie par-là, tu ne vas pas faire ta vie avec ton amie. Tu te feras plein de nouvelles copines.

— Mais Élodie, c’est ma meilleure amie, et tu le sais bien. Elle va me manquer.

— Vous êtes toujours en train de vous plaindre… Tu as un téléphone, Internet, une tablette et un ordinateur portable… Vous passiez déjà des heures devant ces machines à papoter, ça ne changera pas grand-chose. Mais vous verrez, votre père a envoyé quelques photos : il y a un grand jardin, une piscine dans un quartier très agréable à un quart d’heure du lycée.

— Super… marmonna Sophie, que les arguments de sa mère ne convainquaient pas.

Les trois heures d’autoroute passèrent rapidement. Il était juste onze heures quand la voiture prit la bretelle en direction de leur destination finale. En cette fin août, la ville commençait à peine à revivre, les gens rentraient de vacances, quelques touristes y traînaient encore. Mathias leva à peine le nez pendant qu’ils traversaient l’agglomération vers le quartier Saint-Jean, au sud de la ville auvergnate. Lorsqu’ils passèrent à proximité du lycée George Sand, il garda le nez sur son portable, Sophie ne vit qu’une butte, un grand portail et des arbres. L’automobile remonta l’avenue Kennedy et, quelques minutes plus tard, la Juke caramel se garait devant une belle villa contemporaine. Le quartier résidentiel un peu en bordure de la ville était fort agréable avec son immense parc arboré, un château, le stade hippodrome où Paul allait courir tous les matins. Il accueillit sa famille avec grand plaisir. Deux jours plus tôt, les déménageurs avaient tout emmené, les meubles, les livres, les bibelots… S’il restait encore beaucoup à faire, le principal était en place lorsqu’ils se retrouvèrent après deux mois de séparation.

Lan Anh était partie en Espagne avec les enfants pendant une quinzaine de jours, son mari n’ayant pas de congés cette année-là. Puis il avait fallu mettre l’appartement parisien en vente, emballer les affaires, régler bon nombre de choses. Paul, lui, s’était occupé de trouver la villa, d’inscrire ses enfants au lycée. Mathias en terminale littéraire option musique, tandis que sa sœur entrait en seconde. La jeune fille avait choisi une troisième langue et une option en arts plastiques. Il espérait tant que tout se passerait bien, que cette nouvelle vie moins impactée par le stress leur serait profitable.

— Je vous fais faire le tour du propriétaire ?

Un grognement inarticulé lui répondit. Mathias, toujours la musique à fond dans les oreilles, suivit son père de mauvaise grâce. La villa affichait de beaux volumes avec son séjour-salon donnant sur une grande terrasse et une véranda pouvant faire office de jardin d’hiver, la cuisine américaine avait également une ouverture sur le jardin où trônait un vaste barbecue. Sophie fut ravie en voyant la piscine. Elle qui s’était attendue à un bac où barboter découvrait un véritable bassin de natation au bord duquel elle pourrait se prélasser encore quelques jours.

— Attends de voir ta chambre et celle de ton frère.

Les chambres à l’étage, avec une petite mezzanine où, d’office, leur mère déclara qu’elle installerait un petit bureau, permettaient aux adolescents d’avoir chacun un véritable espace bien à eux. Elle fit le tour de la pièce, découvrant un modeste dressing ainsi qu’une salle de bain pour elle seule. Les trois chambres bénéficiaient de leur espace de sanitaires privés ; finies les disputes du matin pour libérer l’une des salles de bain de l’appartement parisien.

— Il ne vous reste plus qu’à arranger tout cela comme bon vous semble.

En effet, les cartons de vêtements, de livres, les CDs, et autres jeux vidéo étaient toujours emballés et occupaient encore une bonne partie de l’espace. Au rez-de-chaussée, une chambre d’amis et un grand bureau transformé en bibliothèque où les chers ouvrages des parents Nguyễn attendaient de retrouver les rayonnages.

Sophie sauta au cou de son père.

— Papa, c’est géant ! Élodie va être verte quand elle viendra.

— Aux vacances de novembre, si tout va bien.

— Si on allait manger un morceau, car là, je n’ai pas eu le temps de faire les courses. On va au restaurant, ça vous donnera l’occasion de découvrir la vieille ville… Ensuite, on ira faire les courses et on continuera de ranger.

Ils remontèrent dans la Juke et partirent vers le centre. Après s’être garée à proximité du parc Wilson, la petite famille se dirigea vers la ville médiévale aux rues pentues. Mathias adorait le charme des vieilles pierres et partageait autrefois cet amour avec sa mère, tandis que Sophie était plus branchée nouvelle technologie comme son père. Le jeune homme marchait derrière, contemplant les vieilles bâtisses, la cathédrale aux alentours de laquelle les restaurants se situaient. Bon nombre de personnes étaient déjà attablées en terrasse abritée par des dais de toiles. Par chance, ils purent trouver une place dans une des pizzerias. Pendant que leurs parents devisaient de l’avenir de la famille, de la rentrée scolaire, les deux ados mangeaient en silence, perdus dans leurs pensées. Un nouveau lycée, loin de la ville qui les avait vus grandir, c’était aussi devoir s’intégrer à nouveau, se faire de nouvelles connaissances… Mathias en voulait à son père, car quitter Paris l’avait aussi obligé à renoncer au groupe dans lequel il jouait depuis plusieurs années. Quand ils avaient abordé le sujet, Paul avait refusé qu’il remonte les week-ends pour rejoindre les musiciens. Il lui avait répondu qu’il en trouverait bien d’autres à Montluçon. La discussion avait été houleuse, Mathias reprochant à son père son manque de tolérance, d’autant plus que lui-même avait jadis été guitariste… mais avait tout abandonné à sa naissance. Quelques jours plus tôt, ils avaient fait une dernière soirée, joué une ultime fois ensemble avant de se promettre de se retrouver à l’occasion, quand il pourrait remonter. En quittant la capitale, Mathias avait tout laissé derrière lui : Kim, sa petite amie, Fabien, son meilleur pote depuis l’enfance, celui avec qui il avait fait les quatre cents coups, bu sa première bière, fumé son premier joint, séché les cours. Il pensait à tout cela et ne prêta pas attention à ce qui se passait autour de lui, trop occupé à ruminer sa rancœur.

— Mathias ! Je te parle !

Sophie lui asséna un coup de pied sous la table.

— Hein ?

— Je disais donc : tu comptes faire quoi, cette année ?

— Je verrai bien, je ne sais même pas ce qu’il y a dans ce coin pourri. Je veux retourner à Paris.

— Non ! On en a déjà parlé plusieurs fois, c’est hors de question, et tu en connais parfaitement les raisons. Il n’y a pas à revenir sur le sujet !

— Alors, pourquoi me poser la question ?!

Mathias engouffra un morceau de pizza, mettant ainsi un terme à la discussion. Paul serra le poing. Décidément, le comportement de son fils l’agaçait. Il se tourna donc vers sa fille assise à ses côtés.

— Et toi ?

— On vient tout juste d’arriver. Si tu nous laissais le temps de découvrir la ville et ses distractions, peut-être que l’on pourrait te répondre. On va déjà aller au lycée. On pourra te donner notre avis d’ici quelques semaines.

— Sage réponse, renchérit sa mère. C’est vrai, on vient tout juste d’arriver. Laisse-les souffler un peu. Je suis certaine qu’ils trouveront plein d’activités… Mathias a déjà son bac à passer. Laisse-les se faire de nouveaux copains.

— Si c’est pour s’en faire du même genre que ceux de Paris…

Pour une fois que leur mère prenait leur défense… Mathias repoussa son assiette et quitta la table. Il en avait assez des reproches incessants. Son père ne pouvait-il pas comprendre qu’il voulait qu’on lui fiche la paix ? Le jeune garçon sortit du restaurant, Sophie à ses trousses.

— Mathias ! Attends-moi !

Il ignorait où il se rendait, mais le GPS de son téléphone l’aiderait bien à retrouver son chemin. C’était toujours la même chose : il ne se passait pas un jour, pas un repas sans que les rapports entre père et fils ne tournent à l’affrontement. Sophie courut pour rejoindre son frère, elle posa la main sur son épaule.

— Mathias, s’il te plaît…

— Fous-moi la paix !

— Où vas-tu ?

— J’en sais rien, retourne manger.

Sophie insista et, excédé, Mathias fit volte-face, il lui hurla de partir, de rejoindre leurs parents. Elle obéit et retourna au restaurant où les deux adultes continuaient leur repas.

— Où est ton frère ? demanda madame Nguyễn.

— Je n’en sais rien, il m’a envoyée balader. Peut-être que si vous arrêtiez d’être sur son dos…

— Voilà qu’elle s’y met aussi ! Faites des gosses ! On finit de manger, et il se débrouillera pour rentrer.

— Mais Papa !

— Il a son téléphone ? Il trouvera bien le moyen de rentrer.

Une fois le repas fini, ils rejoignirent la voiture et partirent faire les courses. Lorsqu’ils rentrèrent à la villa, Mathias attendait assis près de la piscine. Il n’adressa la parole à personne, monta dans sa chambre et se mit en devoir de mettre de l’ordre dans ses affaires après avoir fermé la porte. Ses guitares rangées, ses partitions et CDs classés, il déballa le reste de ses effets personnels.

Sophie, après avoir aidé à ranger les courses, monta dans sa chambre pour la ranger à son tour. Ses livres d’un côté, son ordinateur sur son petit bureau. Le dressing fut bientôt à moitié rempli. Un paquet arrivé deux jours avant par la poste attendait derrière une pile de cartons vides. Quand elle l’ouvrit, elle découvrit que sa meilleure amie lui avait envoyé un album de photos qu’elles avaient prises au fil des années et des selfies faits pendant l’été. Il contenait également un carnet décoré de la main d’Élodie qui s’était prise de passion pour le scrapbooking deux ans plus tôt. L’ouvrage, à la couleur préférée de la jeune fille, était orné d’un gros nœud de satin et de perles bleus. Un petit mot l’accompagnait. :

Ma chérie,

Pour ta nouvelle vie, je t’offre ce journal que, j’espère, tu rempliras bien vite en pensant à ta meilleure amie qui t’aime.

Bisous

Élodie

Elle le rangea dans le tiroir de sa table de nuit, à côté de son stylo-plume fétiche, que son frère lui avait offert des années plus tôt. Dès que tout fut classé, Sophie envoya un SMS à Élodie. Elle s’installa à son bureau et mit son PC portable en marche. La webcam activée, bientôt, la frimousse de son amie restée à Paris s’afficha sur l’écran, une adolescente souriante avec encore quelques rondeurs de l’enfance entourées de cheveux blonds lissés et d’une paire d’yeux noisette.

— Alors, raconte-moi tout ! C’est comment ?

— Attends, je te fais voir.

Sophie prit le portable dans ses bras, déambula dans sa nouvelle chambre et montra la pièce à son amie, le dressing, la salle de bain privée.

— Waouh, c’est géant ! Quelle chance tu as !

— Tu vas adorer ! Il y a un grand jardin, une piscine, un grand garage sous la maison. C’est génial.

— Une piscine ? Oh super, on va s’éclater quand je vais venir te voir.

— En novembre, je crois qu’il fera un peu froid. Mais mon père dit qu’on pourra faire plein de trucs pendant l’été, et il y a des stations de ski pas trop loin, on pourra faire de la randonnée, du canoë.

— Tu es à la campagne ? fit Élodie, une petite moue déçue au coin des lèvres.

— Oh non, pas du tout, il y a plein de magasins en ville, il y a une Fnac, un Cultura, je n’ai pas encore tout vu.

— Ton nouveau lycée, il est comment ?

— Je ne sais pas, on doit y passer demain.

— Il me tarde d’être lundi prochain. Et Mathias, comment va-t-il ?

Élodie avait toujours eu un petit faible pour le frère de son amie sans oser quoi que ce soit. Elle aimait les traits fins, ses grands yeux noirs et ses cheveux décolorés soigneusement dépeignés.

— J’en sais trop rien, il est dans sa chambre et il s’est encore engueulé avec mon père. Il est tout le temps sur son dos. Mathias fait la gueule depuis qu’on est parti de Paris.

— C’est un peu normal, il a perdu ses potes, sa petite amie et son groupe. J’espère qu’il se remettra bien vite. Bon, on m’appelle pour manger, fais-lui un gros bisou de ma part. À plus tard, ma chérie, on va au ciné ce soir.

— OK, à plus.

La webcam s’éteignit, et Sophie resta quelques instants devant l’écran noir de Skype. Elle se remémora les bons souvenirs que tous trois partageaient, les crises de fous rires, le début de l’adolescence et le jour où son amie lui avait avoué qu’elle aimait Mathias. Lui n’en avait jamais rien su ou alors il l’avait fort bien caché… L’entrée en quatrième de l’adolescent marqua des changements chez ce dernier… Sophie l’avait surpris en train de fumer. Plusieurs fois, elle avait couvert son frère, jusqu’au jour où leur mère avait trouvé les restes d’un joint. Sa sœur, elle, savait que son aîné ne se contentait pas que d’un peu d’herbe. Il l’avait envoyé promener quand elle le lui avait gentiment reproché. Ils avaient été si proches l’un de l’autre. Et puis, un jour, Mathias avait été arrêté avec quelques-uns de ses copains en possession d’acide et de coke, et là, elle n’avait pu cacher la réalité à ses parents. Fabien et son frère attendaient leurs parents au commissariat, et ce n’était que la première fois d’une longue série. Stupéfiants, bagarres au lycée dont il fut renvoyé pendant quelques jours, vols dans un magasin, vandalisme… Mathias n’avait rien épargné à ses parents, même s’ils lui avaient défendu de revoir ses amis, dès qu’ils avaient le dos tourné, il retrouvait sa bande et séchait les cours. La seule chose qui eut un peu de poids fut la menace de lui confisquer sa guitare et lui interdire les répétitions du samedi. En désespoir de cause, la famille Nguyễn Văn Lô décida de quitter Paris.

Sophie, qui adorait son frère et qui connaissait fort bien ses copains, les musiciens avec qui il jouait et se défonçait, préféra s’éloigner et les éviter. Puis, elle n’appréciait pas les filles avec qui ils traînaient… Elle n’aimait pas Kim. Il fallait convenir que la petite amie de son frère n’avait rien fait pour se montrer gentille envers Sophie, au contraire. Bien qu’elle n’ait qu’un an de moins que son frère, Kim la considérait comme une gamine et se montrait souvent désagréable, mesquine, voire méprisante, et Mathias laissait faire.

Leurs parents lui défendirent finalement de suivre son frère, quand les ennuis s’amoncelèrent. Ils avaient peur pour elle, même s’ils lui faisaient confiance. L’adolescente, plutôt sage, savait très bien dire non, mais ils ne tenaient pas à la voir mise en danger par l’inconscience de son aîné.

Sophie quitta son bureau et tenta d’aller voir son frère dans la pièce voisine. Elle l’entendait jouer depuis un petit moment, elle adorait l’écouter, mais il y avait bien longtemps qu’il ne lui demandait plus son avis quant à ses compositions qu’elle chantait souvent avec lui.

Lorsqu’elle arriva devant la porte, elle frappa, attendit une réponse et était sur le point de faire demi-tour quand l’huis s’entrebâilla et qu’une voix l’invita à entrer en vietnamien.

Timidement, Sophie passa la tête et découvrit son frère installé sur le sol moquetté. Il ne prêta pas attention à son entrée, il reprit son instrument et joua. Ses doigts couraient sur le manche de sa guitare, légers. L’adolescente resta sur le pas de porte, et un signe du musicien lui intima l’ordre de fermer derrière elle. Sans un mot, elle prit place sur le lit et écouta. Elle aimait tant l’écouter jouer. Cela faisait une éternité qu’elle n’y avait pas été invitée. Elle se laissa emporter par la musique, ferma les yeux, et bientôt, un fredonnement ténu sortit de ses lèvres. Mathias émit un léger sourire ; il y avait longtemps qu’il ne l’avait pas entendue chanter.

Lan Anh trouva ses enfants ainsi. Elle les observa quelques instants et leur demanda de venir dîner. Satisfaite, elle descendit à la cuisine. Un petit sourire éclairait son visage. Elle posa une main sur l’avant-bras de son mari et lui chuchota qu’elle aimerait que Paul ne fasse pas de remarques à leur fils, qu’elle apprécierait de passer cette première soirée en famille en toute tranquillité.

Mathias posa son instrument et tendit la main à sa sœur.

— Chouette, ta chambre !

— Oui, elle est sympa… mais j’aimerais bien la redécorer, le papier peint crème à fines rayures bleues, ce n’est pas mon truc.

— Oui, on a le même papier.

Ils redescendirent ensemble tout en discutant du dernier morceau de musique qu’il avait composé. Leurs parents les attendaient devant un cocktail de fruits sans alcool bien frais.

— Vous en voulez ? proposa Paul.

— Yep, avec plaisir ! lui répondit Sophie, qui attrapait déjà deux verres.

Une petite odeur d’herbes grillées embaumait, un barbecue les attendait.

Paul tint parole, il ne fit aucune remarque à son fils, il lui posa même des questions concernant la musique qu’il avait entendue.

— Il y a longtemps que tu joues ce morceau ? Il est pas mal du tout, c’est toi qui en es l’auteur ?

— Mmm… Oui, je l’ai écrit pendant l’été avec quelques autres morceaux… mais il n’y a personne pour les jouer.

— Tu pourrais demander à ta sœur de jouer au clavier. Tu en fais toujours, au moins, Sophie ?

— Oui, mais je suis un peu rouillée. Tu trouveras sans doute d’autres musiciens au lycée, tu seras bien en option musique, non ?

— J’espère, mais ils se connaissent depuis deux ans, et moi, je débarque.

— Sais-tu qu’il y a un conservatoire ? lui apprit sa mère.

— Ah oui, tu m’intéresses là !

La discussion continua sur le sujet de la musique, des envies de Mathias qui rêvait de devenir professionnel. L’adolescent alla même chercher une de ses guitares, l’ampli, installa le tout au salon et improvisa un petit concert privé.

— Ce serait cool si tu voulais bien chanter pour moi, si tu rejoignais un groupe, tu as une belle voix.

— Tu sais bien que je déteste chanter devant un public, je perds tous mes moyens.

— Dommage.

— On devrait monter un groupe de Kpop, dit-elle sur un ton ironique, sachant que Mathias détestait ce style.

— Tu veux ma mort ! Et puis, on n’est pas coréens, mais français.

— Mouais… De toute façon, les Français ne font pas la différence entre les Coréens et les Viets. Pour eux, on est tous des Chinois et ils s’imaginent qu’on bouffe du riz à tous les repas. En parlant d’Asiatiques, il y a des épiceries ou des restos ?

— Oui, il y en a pas mal. Après, je ne les ai pas testés. Il faudra que je vous emmène où vos arrière-grands-parents sont arrivés en 1956 avec votre grand-père. Ce n’est pas très loin d’ici. Je pense que ça te plaira, Mathias. On pourrait peut-être organiser ça avant la rentrée. Ça vous dirait ? Il y a une belle pagode et un très beau jardin.

— Tu y es déjà allé, cet été ?

— Oui, pendant que vous étiez en vacances sur la côte espagnole. J’avais envie de voir cet endroit. Les parents de ta mère y ont fait aussi un séjour.

— J’y suis même née, mais j’étais toute petite quand mes parents ont rejoint Paris.

— Et vous n’y êtes jamais allés ? demanda Sophie.

— Non, pourtant, ce n’était pas si loin de Paris.

— On pourrait y aller samedi ?

— Oui, ce serait génial.

— Et toi, Maman, que comptes-tu faire ? la questionna son fils.

— Je n’en sais trop rien encore. Comme j’ai dû démissionner de mon poste de prof d’anglais et que j’étais dans le privé, je vais peut-être proposer des cours particuliers ou faire toute autre chose. C’est l’occasion de tenter une nouvelle voie. J’avoue que je n’y ai pas encore vraiment réfléchi. Mais les responsabilités de ton père et son augmentation de salaire, le fait que la vie est beaucoup moins chère ici me laissent le temps de me retourner.

— J’imagine que les loyers sont bien moins onéreux, même pour une villa comme celle-ci.

— Probablement… On voulait vous en faire la surprise : on a acheté cette maison.

— C’est vrai ? Oh, c’est génial, Maman, j’adore !

— Cool ! ajouta Mathias.

— Au fait, je vais devoir m’absenter pendant un certain temps… Je pars au Japon le jour de la rentrée. Ma boîte m’a demandé de m’y rendre pour étudier tout le processus de ce que l’on met en place ici. Je vais faire des aller-retour pendant une bonne année.

— Oh… fit Sophie déçue.

Les jours défilèrent à une allure folle. Le temps de finaliser leurs installations, les démarches administratives, quelques visites dont celle de la ville, histoire de se repérer. Trouver une auto-école pour Mathias qui allait fêter ses dix-huit ans dans quelques semaines. Changer les assurances des véhicules. Faire le tour des clubs de sport qui ouvraient tout juste leurs portes pour la rentrée. Et le lundi matin de la rentrée était là !

Chapitre 2

Lundi de la rentrée, 7 h

Le réveil sonna de bonne heure. Sophie éteignit l’alarme par réflexe, et la voix de sa mère ne tarda pas à se faire entendre pour qu’elle se lève. Juste en profiter encore quelques secondes… Puis elle repoussa son chat endormi contre elle, se leva et rejoignit la salle de bain pour se donner un coup de peigne rapide avant de descendre au rez-de-chaussée où elle trouva Mathias attablé devant un bol de thé brûlant.

— Qu’est-ce que tu fais debout ?

— C’est moi qui t’emmène ce matin.

— Ouah, mon frangin m’accompagne au lycée ! Tu vas encore faire frémir toutes les filles. Elles vont encore se demander quel est ce beau garçon qui m’accompagne.

— Et ça t’amuse, en plus !

— Ce n’est pas moi qui ai un look de chanteur de Kpop ou d’acteur de séries coréennes, avoue quand même que tu le cherches un peu.

— Et toi, il ne te manque plus que les tresses pour la panoplie de la parfaite petite étudiante.

— Vous avez fini, tous les deux ? demanda Lan Anh, alors qu’elle déposait des toasts grillés devant ses enfants.

Après un rapide petit déjeuner, Sophie retourna dans sa chambre se préparer.

— Je t’attends à 9 h devant la porte, ne traîne pas !

C’était le grand jour, comment allait-elle s’habiller ? Sophie avait songé à se mettre en jupe, mais comme Mathias l’emmenait sur sa moto, elle pouvait oublier une telle tenue. Il faisait chaud, en ce début septembre. Aussi elle sortit de son dressing un jean slim s’arrêtant à la cheville, un chemisier sans manches blanc et s’expédia sous la douche. Une fois sortie, l’inquiétude gagna Sophie. Tout était nouveau et, si ça se passait mal, elle ne pourrait même pas se réfugier chez son amie qui habitait le même quartier qu’elle lorsqu’elle habitait à Paris. La jeune fille n’était pas une adepte du maquillage sophistiqué, ou du moins elle n’osait pas, elle se passa donc un peu de matifieur de teint, un peu de mascara noir pour allonger ses longs cils et se passa un rose mat sur ses lèvres à peine pulpeuses. Elle sortit de son placard la bouteille de parfum que sa mère lui avait offerte à l’occasion de son entrée au lycée : une bouteille de « Yes I am » de Cacharel. Elle aimait bien la petite bouteille en forme de bâton de rouge à lèvres. Après s’être habillée, l’adolescente attrapa son lisseur et se fit de grosses boucles. Le miroir lui renvoya l’image d’une jeune asiatique au teint clair, au visage fin en forme de cœur assorti de grands yeux pétillants noirs. Mathias et sa sœur se ressemblaient beaucoup, ils avaient tous deux hérité de leur mère cette peau délicate, ces pommettes hautes et bien dessinées. Sophie attrapa un foulard dans un des tiroirs du dressing. Elle en avait une quantité astronomique, c’était son péché mignon, il y en avait de toutes les couleurs, de matières différentes. Elle choisit parmi eux un grand carré de soie bleu turquoise que son frère lui avait offert pour son anniversaire. Elle le noua autour de son cou, ajouta une paire de fins anneaux du même bleu, puis passa une main dans sa chevelure et, satisfaite de son reflet dans le miroir, elle referma la porte de la salle de bain. Elle avait encore un peu de temps pour elle. Elle en profita pour envoyer un SMS à son amie.

« Coucou !

Je pense à toi.

Bisou ! »

La réponse ne tarda pas.

« Coucou toi !

Je quitte le métro.

Moi aussi et bon courage pour tout. »

Le message était agrémenté d’un selfie pris juste pour elle. Élodie affichait un sourire radieux, ses longs cheveux blonds impeccablement lissés, le perfecto de vinyle rose et le ras du cou de la même teinte ajoutaient une note de gaieté dans le gris du ciel parisien. Sophie fit à son tour un selfie et l’envoya à sa copine. Elle hésita un instant entre ses converses fleuries qu’elle adorait et sa paire de Stan Smith, mais elle préféra les premières. Elle attrapa son sac à dos et descendit les escaliers. Mathias l’attendait déjà, perché sur son 125cc. Il lui tendit le casque.

— Désolé pour tes bouclettes…

Elle s’installa derrière son frère et ils s’en allèrent vers le lycée. Le jeune homme se faufila dans la circulation dense à cette heure-là. Il gara sa moto sur le parking des visiteurs et accompagna Sophie. Quelques parents étaient venus avec leurs enfants. Mathias jeta un œil amusé autour de lui, quelques regards curieux le détaillèrent ainsi que sa sœur. Un pot de bienvenue et un buffet-déjeuner attendaient les nouveaux arrivants. Il remarqua deux autres profils asiatiques dans l’assemblée. Au moins, ils ne seraient pas les seuls, pensa-t-il. Sophie repéra le nom de sa classe sur le tableau d’affichage.

— Je te laisse ! À tout’ !

Déjà, son frère s’éloignait et la laissait seule, un peu perdue.

— Salut !

Sophie se retourna et découvrit une fille aux cheveux coupés au carré d’un rose fuchsia au look un peu particulier. En effet, elle était vêtue de ce rose et de noir, elle arborait quelques piercings et un petit tatouage dans le cou dépassait de son t-shirt noir lui arrivant au nombril. Devant le regard interrogatif de la jeune fille, l’inconnue se présenta. Pauline lui apprit qu’elles étaient dans la même classe et qu’elle avait doublé sa seconde. Alors qu’elles se dirigeaient vers la salle de classe où les attendait leur professeur principal, madame Bernardin qui allait leur enseigner le français, Pauline lui demanda qui était le mec avec qui elle était arrivée.

— Mathias ? C’est mon frère.

— Il est canon…

— Mmm, il a une petite amie.

— Pas de problème, je ne suis pas jalouse.

Et la jeune fille éclata de rire.

Toute la matinée, le prof principal leur distribua une foule de papiers à remplir, ainsi que le carnet de correspondance, puis leur présenta le lycée, le CDI. La classe de seconde était essentiellement constituée de filles, la population masculine représentait à peine un tiers des élèves. Parmi eux, quelques redoublants, un ou deux arrivaient comme elle d’une autre région, et une partie se connaissait déjà. Sophie était une personne réservée, pour ne pas dire un peu timide. Elle vit le regard interrogatif des autres lorsque le professeur avait fait l’appel. Pourtant, un prénom français allié à un nom de famille vietnamien n’était pas si incongru que cela. À midi, on les relâcha, elle pouvait rentrer chez elle.

— On fait un bout de chemin ensemble ? Au fait, tu habites où ?

— Si tu veux, à moins qu’on vienne me chercher. J’habite le quartier Saint-Jean, et toi ?

— Ah super, moi aussi, c’est dingue ça ! lui apprit Pauline.

Le smartphone de Sophie sonna ; sa mère lui demandait de rentrer en bus, car elle avait dû laisser la Juke à son père, la sienne étant en révision. Quant à son frère, il était parti se promener et elle ignorait où il se trouvait.

— C’est comme tu veux, on rentre en bus ou à pied.

— Tu aimes marcher ? demanda Pauline.

— Oui, ça ne me pose pas de problème.

— Génial, comme ça, on va pouvoir papoter et faire un peu connaissance. Il y a longtemps que tu habites dans le coin ?

— Non, ça fait une semaine que l’on est arrivé de Paris.

— Ça va, tu ne t’ennuies pas trop ?

— Je n’ai pas eu trop le temps. Il a fallu refaire la tapisserie de ma chambre, la décorer, se mettre en ordre à la mairie, j’ai été très occupée. Je n’ai pas eu le temps de faire grand-chose d’autre.

— Si tu veux, mercredi après-m’, on peut aller se balader. Il y a le ciné, la piscine ou on peut traîner aussi. Ou faire les boutiques. En plus, c’est cool, on a les mêmes options donc les mêmes heures de cours. Qu’est-ce que tu fais après bouffer ? Si ça te tente, on peut aussi aller voir des potes répéter.

— Je vais me poser et profiter de la piscine. Si tu veux, tu peux venir.

— Oh, t’as une piscine ? C’est génial. Pourquoi pas ? Ça sera cool.

Les deux jeunes filles discutèrent le long du trajet et, peu avant de se séparer, Pauline demanda :

— Excuse-moi, je ne voudrais pas me montrer indiscrète, mais tu es de quelle origine ?

— Je suis française, pourquoi ?

— Tes parents aussi ?

— Oui, mes parents sont aussi nés en France, mais je vois ce que tu veux dire… Mes arrière-grands-parents sont arrivés en France en 1956 après la guerre d’Indochine, mais ils avaient déjà la nationalité française. Ma mère, c’est un peu différent… Ses parents sont des boat people, elle est née peu de temps après. Chez moi, on parle tous français, sauf Mathias… Tu verras, il est un peu spécial.

— C’est le frangin que j’ai vu ce matin ?

— Oui, tu vas te faire jeter si tu l’appelles Mathias… En général, il se fait appeler par son second prénom : Anh Dũng, ça veut dire « courageux ».

— Toi aussi, tu en as un ?

— Oui, mais il n’y a que Mathias qui m’appelle comme ça. C’est Sao Mai, l’« étoile du matin ».

— C’est mignon. Ça te va bien. Il n’aime pas vos prénoms français ?

— C’est compliqué. Il est un peu en conflit avec nos parents, il trouve que l’on n’a pas conservé notre culture. Mon père ne parle que français, et c’est ma mère qui nous a appris la langue, elle est prof. Dès que Mathias le peut, il parle en vietnamien, ça agace mon père… Et quand il n’a pas envie de discuter avec les gens, il fait celui qui ne comprend pas le français.

— Compliqué, ton frère.

— T’imagines même pas. À tout à l’heure, alors ? 15 h ?

— Ouais, à tout’ !

Les deux adolescentes s’étaient échangé leur numéro de téléphone. Il était pas loin de 13 h, et Sophie était presque chez elle quand elle entendit le bruit de la moto de son frère. Il l’attendait devant leur maison, le casque à la main.

— Pourquoi tu ne m’as pas attendue ?

— Oui, j’ai eu le message de maman, mais je ne pouvais pas répondre. Pas grave. Alors, comment c’était ? Je t’ai vue avec une fille aux cheveux rose pétard. On dirait que tu t’es fait une copine. Tu as rencontré tes profs ?

— La principale, la prof de litté. Bof, elle a pas l’air sympa, elle a déjà gueulé sur certains d’entre nous.

— Bah, on verra ça demain. J’espère que je n’aurai pas la même.

— J’espère que ce n’est qu’une impression et que je ne vais pas me la farcir trois ans.

— Je meurs de faim, pas toi ?

— Si.

Pendant qu’ils déjeunaient, le smartphone ne cessa pas de biper, le bip caractéristique d’Élodie, ce qui ne manqua pas d’agacer Lan Anh et Mathias. Une règle d’or dans la famille Nguyễn Văn Lô : on ne sortait pas son smartphone à table sous peine de se le voir confisqué.

— Bon sang, arrête-moi ce truc ! C’est infernal.

Mathias attrapa le téléphone dans la poche arrière de sa sœur et éteignit l’appareil, l’envie d’appeler Élodie et de l’envoyer bouler le démangeait fortement.

— Mais ça va pas, non ? Est-ce que je fouille tes poches, moi ?

— Tu n’avais qu’à l’éteindre avant ! Tu sais comment est ta copine : branchée. Si on pouvait lui greffer une puce dans le cerveau ou un câble USB, ça lui irait très bien !

Le repas terminé, il lui rendit son Xiaomi. Sophie s’empressa de l’allumer et répondit à son amie. Elles se racontèrent par le menu leur matinée, leurs premières impressions, leurs rencontres, puis elle lui parla de Pauline.

— Je n’oserais jamais porter de tels cheveux roses. Mais je dois dire que c’est super joli et ça lui va bien.

— Tu devrais essayer, avec ton physique, ça serait génial. Regarde Mathias, ça lui va bien, les cheveux décolorés.

— Oui, mais là, on parle de mon frère. Il a déjà tapé dans l’œil de Pauline qui a voulu savoir qui était le canon qui m’accompagnait.

— Au fait, j’ai vu Kim, on est dans le même lycée. Elle s’est fait une colo sirène, ça lui va trop bien. Elle est conne, mais qu’est-ce qu’elle est belle, tu m’étonnes que Mathias sortait avec elle ! Elle a un look d’enfer. Je te jure, tu devrais essayer un bel opale, ça t’irait trop bien.

— Ça, pour être conne. Je la déteste. Je ne sais pas ce qu’elle a fait à mon frère, mais il est complètement accro à cette pouffiasse.

— Tu veux un dessin peut-être ?

— Euh… non.

— Il faut que je te laisse. On se rappelle ce soir ?

— Bien sûr.

Pauline n’allait pas tarder à arriver. Sophie se changea et passa un maillot de bain, un simple bikini bleu marine, noua un paréo azur autour de sa taille fille et enfila une paire de tongs de sa couleur préférée. Quand la jeune fille sortit, elle entendit son frère discuter avec ladite Kim. Elle était désolée pour lui, mais elle ne doutait pas un instant que cette fille briserait le cœur de Mathias. Comment avait-il pu s’amouracher de cette pétasse ? Ça lui échappait. Elle descendait l’escalier quand la sonnette retentit. Sa nouvelle copine l’attendait sur le pas de la porte avec une tenue plus décontractée, un short et un t-shirt large.

— Je te fais visiter ?

— Si tu veux.

Sophie lui fit faire le tour du propriétaire. Mathias, toujours pendu au téléphone, ne jeta pas un regard vers la nouvelle venue.

— Viens, on va à la piscine. Il vaut mieux le laisser avant de se prendre un truc sur la tête. Monsieur est au téléphone avec sa pouffe, une vraie grognasse, celle-là, ajouta-t-elle en chuchotant. Si tu savais le nombre de crasses qu’elle m’a faites.

— Ah oui, mais c’est une vraie piscine… Génial, je sens que je vais venir souvent squatter.

Après plusieurs brassées, des éclaboussures, des fous rires, les deux adolescentes sortirent de l’eau et s’installèrent dans les transats.

Mathias raccrocha. Kim lui manquait, et il était un peu déçu de cet appel. Comme il faisait beau, il eut envie de se changer les idées. Il enfila à son tour un maillot de bain et ne prêta guère attention aux deux filles installées sur les bords de la piscine. Il ne remarqua Pauline que lorsqu’il sortit de l’eau. Surpris par sa présence, il en oublia d’afficher son côté froid. Comme il faisait très chaud en cet après-midi de début septembre, il leur proposa :

— Vous voulez boire un truc ?

— Merci, ce serait sympa. Au fait, voici Pauline ; Pauline, voici mon frère Mathias. On est dans la même classe. Tu nous prépares une de tes spécialités ?

— Je préfère Anh Dũng, donc évite de m’appeler Mathias.

— Ça marche, Anh Dũng !

Pauline se retourna vers Sophie :

— Au fait, c’est quoi, sa spécialité ?

— Tu verras. On ne sait jamais d’avance, mais mon frère te mitonne des cocktails à tomber.

Quelques minutes plus tard, l’adolescent revint avec un plateau sur lequel étaient posés trois grands verts décorés de sucre coloré l’un rose pour Pauline, bleu pour sa sœur et pourpre pour lui-même. Une grande paille et un mélangeur des mêmes couleurs dans des contenus colorés où plusieurs teintes se superposaient.

— Merci ! Ça sent bon et c’est beau.

Pauline mélangea son contenu et aspira dans sa peille.

— Mmm, mais c’est super bon, j’ai jamais bu un truc aussi bon. T’as mis quoi ?

— Secret… je ne les divulgue à personne. Il y a des fruits frais, des sirops et quelques autres petits trucs.

— Mathias garde ses mélanges pour lui. Même nous, on ne sait pas exactement ce qu’il met dedans. Mais à chaque fois, c’est une excellente surprise.

Le jeune garçon s’installa à côté de sa sœur et se tourna vers Pauline.

— Alors, si tu nous parlais un peu de ce bahut.

— T’es en musique, c’est ça ?

— Mmm !

— Il y a des gens plutôt sympas en musique, les sections artistiques, c’est un peu à part. Ils traînent au sas, c’est un peu des phénomènes pour les autres. Si t’aimes faire des graphes, il y a le mur, si t’as envie de jouer avec d’autres de temps en temps ou tout seul, tu peux demander la salle quand elle est libre. La bouffe est pas terrible, mais il y a pire. Les profs, ça dépend… Bernardin, elle est chiante. Elle gueule sur tout le monde. Tu bouges une oreille, et c’est fichu. Tu devrais te retrouver avec des gens cool, ceux de première étaient sympas. Je redouble. Si t’es timide, je peux t’en présenter. J’ai de super potes qui font partie d’un groupe. D’ailleurs, ils cherchent un nouveau guitariste, car la leur est partie.

À sa dernière phrase, un petit rictus amusé se dessina sur le visage de Mathias.

— Pas timide, je me débrouillerai bien tout seul, t’inquiète, j’aime pas les cons, c’est tout.

— Moi non plus. Tu vas être normalement avec Iwan Jarosz. Tu ne peux pas le louper, il dépasse allègrement le mètre quatre-vingt-dix, un géant aux cheveux clairs. Et son frère s’appelle Stan, aussi brun que l’autre est blond et à peine plus petit… Leur bande est plutôt cool, des célébrités au bahut et de super musiciens. Je ne sais pas si tu aimes le metal et si tu connais ce genre, mais c’est un peu du style symphonique en un peu plus énergique. Et Stan, c’est juste Stan, quoi ! Il a une putain de voix, tu verras, un peu comme le chanteur Tommy ReinXeed, si tu connais.

— Ouais, j’adore !

— Alors, vous devriez bien vous entendre. Je t’imaginais plutôt écouter de la Kpop ou de la Jpop.

Sophie éclata de rire devant la mine de son frère et la remarque de Pauline.

— Quand je te disais que tu avais le look d’un chanteur de Kpop… au pire du VisualKei.

— Tu dis ça parce que j’ai une tête d’Asiatique… Non, mais qu’est-ce que tu imagines ? Tu crois quoi ? Que tous les Asiates bouffent du riz et écoutent de la Kpop ou du VisualKei et qu’on est tous chinois !

Sur ces derniers mots, il se leva et partit.

— Je crois que tu l’as vexé. Là, il est vénère !

Pauline se leva et courut derrière Mathias.

— Mathias… Anh Dũng, attends !

Elle le rattrapa et le prit par le bras.

— Excuse-moi, je ne voulais pas être désagréable ou te vexer, vraiment, je suis désolée.

— Ouais, ça va ! Lâche-moi ! Va retrouver ma sœur…

Il poursuivit en vietnamien, et Pauline n’y comprit pas un traître mot, mais le ton employé et la manière dont il la regarda ne laissaient aucun doute sur l’amabilité des propos.

— Mathias ! Tu n’es pas obligé de l’insulter, c’est bon, Pauline s’est excusée !

S’ensuivit un échange entre le frère et la sœur assez houleux. Finalement, Sophie prit sa copine par le bras.

— Viens, laisse, c’est un con.

— Qu’est-ce qu’il a dit ?

— Rien de très sympa, tu préfères pas savoir. Il s’est montré très grossier. J’adore mon frère, mais… depuis quelques années, c’est difficile. Les moments agréables sont rares. J’espère qu’il se fera de nouveaux copains dans ce lycée, mais…

— Mais… ?

— Mathias a tendance à fréquenter des gens pas très cool.

— Ah… qu’est-ce que tu entends par là ?

Mathias remontra le bout de son nez et, en entendant les propos de sa sœur, son sang ne fit qu’un tour. Il fonça vers elle, l’attrapa brutalement par le bras et lui aboya dessus en vietnamien comme chaque fois qu’il ne voulait pas que l’on comprenne, mais Sophie lui répondit, elle, en français.

— Ce n’est pas la peine de te montrer aussi désagréable ! C’est la vérité : tes potes et ta pétasse de Kim sont des cons… Et toi…

Sentant la situation dégénérer, Pauline s’éclipsa. Elle alla chercher ses affaires dans la chambre de sa copine et s’excusa avant de partir. Le frère et la sœur se disputaient violemment quand leur mère revint.

— Qu’est-ce qui se passe, ici ?

— Mathias a insulté la copine que je me suis faite aujourd’hui. Comment veux-tu que je me fasse des amies, s’il est aussi grossier avec les gens ? T’es vraiment un abruti, Mathias.

— Et toi, une petite pisseuse ! Tu avais besoin de raconter ma vie à ta copine ? Et je te défends de parler de Kim !

— Kim par-ci, Kim par-là, mais quand est-ce que tu comprendras que ta pouffe est une salope qui s’enverra un autre mec dès que tu auras le dos tourné ? Qu’est-ce que tu t’imagines ? Qu’elle va t’attendre gentiment dans son coin ? Ta Kim, c’est une pute !

Lan Anh n’eut pas le temps d’intervenir que Mathias retournait une gifle magistrale à sa sœur et lui hurlait dessus de plus belle. Le frère et la sœur en venaient aux mains. Leur mère dut intervenir et les séparer. Sophie arborait la marque de la main de son frère sur la joue. Elle pleurait autant de rage que de douleur.

— Mathias, file dans ta chambre tout de suite !

— Mais…

— Dans ta chambre, j’ai dit !

Une fois son fils monté à l’étage, Lan Anh attrapa sa fille par le bras et la traîna jusqu’à la cuisine, sortit une poche de glaçons et la tendit à l’adolescente.

— Mets ça sur ta joue ! Mais qu’est-ce qui vous a pris, à la fin ? Ça ne va pas de vous battre ainsi ?

— Il a insulté Pauline parce qu’elle lui a dit qu’elle croyait qu’il écoutait de la Kpop. Il a été très grossier, alors qu’elle le priait de l’excuser. Il n’est vraiment pas à prendre avec des pincettes.

— Ça ne te donnait pas le droit d’insulter sa petite amie.

— Cette pétasse de Kim ? Mais j’ai raison, je…

— Ça suffit, Sophie. Continue, et ton autre joue va s’en prendre une, histoire de t’inculquer la politesse. Tu vas présenter des excuses à ton frère !

— Non ! Il m’a giflée.

— Qui a giflé qui ? intervint monsieur Nguyễn, qui venait de rentrer de son travail.

Il observa la joue rougie de sa fille où l’empreinte de la main de Mathias s’inscrivait.

— Qui t’a fait ça ?

— C’est Mathias !

Paul n’attendit pas la moindre explication et monta quatre à quatre vers la chambre de son fils. La porte claqua, et des éclats de voix ne tardèrent pas à se faire entendre.

— Voilà que ça recommence, c’était trop beau ! J’espère que tu es contente de toi. Tu n’avais pas à lui dire que Kim allait s’envoyer en l’air et toutes les méchancetés que tu as pu sortir. Imagine un peu que ce soit Mathias qui t’ait dit le même genre de chose à propos de ton petit copain ?

— J’ai pas de copain !

— C’est le principe. Tu crois que ça te ferait plaisir ?

— Mais c’est vrai, enfin. Kim est une vraie garce, méchante, vicieuse. Je me demande ce qu’il lui trouve, à cette pouffe !

— Sophie, ça suffit !

La porte à l’étage s’ouvrit. Les éclats de voix redoublèrent, et Paul sortit en traînant son fils par le bras, l’obligeant à le suivre jusqu’au rez-de-chaussée. Ils rejoignirent la cuisine, Paul ordonnant à son fils de faire des excuses à sa sœur.

— Non ! Je ne lui en ferai pas !

— Attends, Paul, Mathias n’est pas entièrement fautif. Sophie l’a un peu mérité, elle s’est montrée insultante envers sa petite amie. Si on m’injuriait, serais-tu content ?

— Ça ne lui donne pas le droit de frapper sa sœur. Regarde-moi ça. Mais tu voulais quoi, Mathias, lui casser la figure ? C’est ta sœur ! Si on n’a pas des ennuis avec la marque qu’elle va avoir demain, ce sera un miracle.

— Ils vont faire chacun des excuses à l’autre, proposa madame Nguyễn.

Devant la colère de leurs parents, le frère et la sœur se firent des excuses de mauvaise grâce, et chacun regagna sa chambre en grommelant.

— Mais qu’est-ce qui leur prend ?

— J’en sais rien. Tu aurais vu Sophie, une vraie furie, j’ai dû hausser le ton ! J’espère qu’elle ne va pas imiter son frère, des « pétasses », des « pouffiasses » à la pelle. Elle, toujours si polie.

— On a passé de si bons moments ces derniers jours que j’en avais presque oublié ces dernières années à Paris. Eux qui étaient si proches l’un de l’autre, ça me désole.

— Ne m’en parle pas.

Mathias était furieux après sa sœur et ses parents. Aucun ne comprenait que Kim lui manquait, qu’il était réellement amoureux d’elle. Il prit sa guitare, brancha le casque et joua le morceau qu’il avait composé après avoir appris qu’ils quittaient Paris, et donc qu’il allait s’éloigner de sa petite amie. Il s’imaginait si mal vivre sans elle, ne plus la prendre dans ses bras, l’embrasser, l’entendre rire quand il butinait sa gorge ou gémir quand ils faisaient l’amour. Personne ne se rendait compte de sa souffrance. Les sonorités tristes de cette ballade aux consonances d’un blues des années 70 s’élevèrent dans le casque.

Sophie, entendant chanter son frère, mit un casque à son tour et appela Élodie. Elle éclata en sanglots face à la webcam.

— Mais qu’est-ce qui t’arrive, ma chérie ? C’est quoi, cette marque rouge sur ta joue ?

Entre deux sanglots, Sophie lui apprit que son frère l’avait frappée.

— Mathias ? Mais qu’est-ce qui s’est passé ? Oh, si j’étais là, je te prendrais dans mes bras et j’irais lui dire deux mots, à ton frangin.

Sophie expliqua leur dispute.

— Tu sais bien qu’il est raide dingue de cette fille. Tu aurais peut-être dû être un peu moins brusque. Je suis certaine qu’au fond de lui, il regrette son geste et qu’il sait que tu as raison. Je suis sûre qu’il est super malheureux.

— Non, mais tu as vu la marque que j’ai ? Regarde-moi ça, tu te rends compte, demain, au lycée ?

— Yep… Tu devrais aller voir ton frère…

— Tu crois ?

— Je crois, oui.

— J’ai pas trop envie.

— Kim est loin de vous. Tu as envie que cette pouffe vous sépare encore, qu’elle continue à te faire du mal malgré la distance ?

— Non ! Bien sûr que non !

— Alors, va le voir et fais-lui un gros bisou.

— Mmm… Attends, je reviens.

— OK, ça marche.

Sophie en avait lourd sur le cœur, aussi son amie n’avait pas eu trop de mal à la convaincre. Elle poussa doucement la porte de la chambre de son frère et entra d’un pas hésitant. Quand Mathias leva les yeux vers elle, elle vit les larmes sur ses joues, mais il lui demanda de partir et, comme elle ne s’y décidait pas, il lui cria de dégager et lui lança une Dr Martens à la figure, qu’elle évita de peu. Visiblement, ce n’était pas le moment.

Elle reprit place devant son ordi portable posé sur le lit.

— Je me suis fait jeter.

— Ça ira mieux demain, te bile pas.

Élodie était surprise. Jamais Mathias ne s’était montré violent envers sa sœur, et il aurait cassé la figure au premier qui aurait levé la main sur elle. Il était loin, l’adolescent qui faisait battre son cœur tandis qu’elle entrait en sixième. Ils se connaissaient depuis la maternelle et tous trois avaient passé des heures à jouer ensemble, à se chamailler. Sophie et Élodie avaient été ses premières groupies. Hélas, la drogue avait détérioré leurs relations à peine quelques années plus tard.

Au moment du dîner, Mathias refusa de descendre manger, et Sophie remonta aussitôt son repas avalé sans décrocher un seul mot.

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Catégories : Children of Styx

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